Bitcoin suscite espoirs et controverses en ce début d’année 2016. Face au schisme Bitcoin/blockchain et aux inquiétudes quant à la viabilité du réseau, un bilan s’impose afin d’avoir un point de vue réaliste sur l’écosystème.
Je rappelle en introduction que notre système financier actuel est en pleine crise systémique :
- Pour la première fois de l’Histoire, les banques centrales prêtent à des taux négatifs depuis le feu vert de la FED, comme la Bank of Japan et même la BCE. Ces dernières continuent donc dans leur logique de quantitative easing (nom commun : planche à billets), malgré les dommages économiques et sociaux provoqués par de telles méthodes.
- Les états sont tous endettés massivement : à titre d’exemple, la dette américaine officielle vient de dépasser les 19 000 milliards de dollars dont 13 700 milliards de dette publique – environ 60 000 $ par habitant du pays. Ces chiffres proviennent du Département du Trésor américain et sont donc bien en-dessous de la réalité… Quant à la dette française, elle vient de franchir en 2015 la barre des 2100 milliards.
- Grâce à une ordonnance passée en douce le 20 août dernier, les banques françaises peuvent désormais saisir l’épargne de leurs clients lorsque celle-ci est supérieure à 100 000 euros (en vigueur depuis le 1er janvier 2016). Elle fait suite à la Directive sur le redressement et la résolution des crises bancaires (BRRD) datant du 15 mai 2014 et désormais applicable à tous les pays membres de l’UE. Si cette information vous a échappé, c’est bien normal : imaginez une seule seconde qu’une telle loi ait été débattue devant le Parlement… il s’agit d’une grave attaque portée au droit de propriété ! Nous risquons d’assister en France à une “chypriation” en bonne et due forme – l’île en question a servi de laboratoire en 2013 lorsque les titulaires de comptes de la Banque de Chypre ont perdu 60% de leur épargne (certains, bien avisés, se sont tournés vers Bitcoin ce qui explique en partie la bulle qu’a connue notre chère monnaie à la même époque).
- Le cours des métaux précieux tels que l’or et l’argent sont manipulés au vu et au su de tous par l’équipe HSBC, JPMorgan Chase Bank, Mitsui & Co Precious Metals, The Bank of Nova Scotia, Toronto Dominion Bank ou bien encore UBS; tandis que les coupables de l’affaire du LIBOR s’en sortent libres en “kervielisant” leur trader-fusible Tom Hayes qui écope de 11 ans de prison
- Une vague apocalyptique de licenciements massifs déferle en France et dans le reste du monde.
Vous comprenez donc bien pourquoi Bitcoin et les monnaies cryptographiques ravivent une lueur d’espoir. En guise de transition, je vous renvoie vers le discours de Yannis Varoufakis, ancien Ministre des Finances grec, chez TED, qui fait la synthèse de la crise du capitalisme que nous vivons, due à la prise de pouvoir des institutions financières sur les gouvernements. Optimiste, il estime que les récents progrès technologiques peuvent nous aider à sortir de cette impasse, sans toutefois citer Bitcoin et les blockchains…
L’écosystème Bitcoin : bilan 2015 et perspectives pour 2016
Malgré les nombreux détracteurs annonçant sans cesse la mort imminente de Bitcoin et un contexte médiatique négatif (affaire GAW Miners ou Silk Road, mensonges quant à un financement en bitcoins des attentats de Paris), le réseau n’a eu de cesse de se développer durant l’année 2015.
- Le nombre de wallets[1] et d’ATM Bitcoin[2] a doublé au cours de l’année précédente ainsi que le hashrate total du réseau[3].
- Il y a quatre fois plus de volume d’échange.
- Il y a quatre fois plus de startups ou de firmes dédiées à la blockchain début 2016 que fin 2014.
Au total, 490 millions de dollars ont été investis dans le secteur en 2015. Les trois plus grosses capitalisations sont 21 INC. (société de minage) avec 120 M$, Coinbase (vente de BTC/wallets) et ses 75 M$, et enfin Circle (solutions de paiement Bitcoin) dont la capitalisation s’élève désormais à 50 M$.
De plus :
- Le Bitcoin est la monnaie ayant connu la plus forte croissance en 2015 (+35%). Low : 177 $ le 14 janvier 2015 – High: 465 $ le 15 décembre
- L’adoption par les commerçants a progressé de 42 % en 2015 (sources : Coinbase et Bitpay). Au total, plus de 100 000 commerces l’acceptent en 2016.
- Le taux de déploiement d’ATM Bitcoin est de 13% (source : CoinATM Radar).
- Le secteur des services de paiement en bitcoins a connu une croissance de 40% en 2015 (source : GitHub).
Parmi les événements marquants sur la planète Bitcoin en 2015, on peut noter la création du consortium bancaire R3 CEV donnant aux grandes banques l’opportunité de maîtriser la technologie blockchain, ainsi que la toute nouvelle entreprise Digital Assets Holdings de Blythe Masters… qui a longtemps été à la tête du Département Matières Premières de la JP Morgan Chase Bank et la créatrice des Credit Default Swaps ayant entraîné la fameuse crise des subprimes de 2008.
Cependant, avant même d’aborder son aspect législatif, nous pouvons remarquer que Bitcoin fait face à de nombreux challenges techniques.
“Scalability” et décentralisation
Le terme scalability désigne la capacité du réseau à s’adapter à l’augmentation de la demande (montée en charge) tout en maintenant ses fonctionnalités et ses performances.
Le débat sur la taille des blocs a entrainé de vives tensions au sein de la communauté des développeurs. La conférence “Scaling Bitcoin” résume bien la problématique. Un des premiers développeurs de Bitcoin (mais pas le plus productif), Mike Hearn, a rageusement jeté l’éponge après avoir proposé son alternative Bitcoin XT et ses blocs de 8 Mo; il déclare avoir vendu tous ses bitcoins et rejoint le fameux consortium R3 CEV dans ce post.
Sans toutefois céder à la panique, il est vrai que la blockchain a atteint une masse critique :
- Le réseau effectue entre 3 et 20 transactions par seconde.
- La difficulté du minage a augmenté de 67% lors du dernier semestre 2015.
- La taille moyenne d’un bloc est désormais de 750 ko avec des pics à plus de 800 ko.
Plusieurs stress tests, volontaires ou non, ont eu lieu l’année dernière :
- CoinWallet.eu a injecté 200MB de données dans la blockchain pour un total de 20 BTC.
- F2Pool a effectué la plus “lourde” transaction (en kb, pas en BTC !) de tous les temps; (link Bitcoin Magazine)
- Le mystérieux Alister Maclin a également tenté de flood le réseau en octobre 2015.
La centralisation de Bitcoin s’est accrue :
Distribution du hashrate : 2014 vs 2015 | |||
Discus Fish | 31 % | AntPool | 25 % |
GHash.io | 22 % | F2Pool | 24% |
BTC Guild | 5 % | BitFury | 14 % |
Eligius | 5 % | BTCC Pool | 11 % |
Polmine | 4 % | BW.com | 6 % |
Inconnu | 4% | Slush | 6 % |
Inconnu | 4 % | KnC | 5 % |
Slush | 4 % | 21 Inc. | 2 % |
KnC | 3 % | ||
AntPool | 2 % |
Il ne faut pas non plus dramatiser car les plus grosses sociétés de minage sont avant tout des “pools”, piscines rassemblant de nombreux mineurs indépendants.
L’écosystème cherche donc à trouver un équilibre entre décentralisation, rapidité, sécurité, coûts et accessibilité.
Les solutions les plus crédibles qui ont été proposées sont :
- les sidechains : l’idée derrière les sidechains, c’est de permettre à la Blockchain de Bitcoin de communiquer avec des blockchains annexes, appelées “sidechains”. Ces sidechains auraient des propriétés différentes de la chaîne principale, et en fonction de leurs caractéristiques, elle pourraient permettre d’effectuer des transactions plus rapides, plus petites ou plus complexes, ce que Bitcoin ne permet pas actuellement.
- les transactions off-chain, sur le modèle du lightning network : regrouper les micro-transactions sur un canal différent.
- la segregated witness proposée par Pieter Wuille : elle consiste à organiser différemment les données inscrites dans un bloc de sorte que ce dernier contienne en moyenne deux fois plus de transactions sans peser plus lourd pour autant (grâce à la compression des signatures de transactions). La SegWit permet aussi de régler le problème de malléabilité et permet à d’autres améliorations (type lightning network) d’être déployées plus facilement par la suite.
La blockchain hype
Si vous avez suivi la série Planète Bitcoin depuis le début vous n’êtes pas sans savoir que les puissants de ce monde ont investi massivement dans Bitcoin et sa blockchain. “Blockchain” est le nouveau mot à la mode, généralement accompagné des qualificatifs “disruptive” ou “transversale”. Je vous incite à relire les épisodes précédents pour avoir une vue d’ensemble des investissements et des acteurs principaux.
Les institutions bancaires ont bien compris que cette technologie allait bouleverser leur paradigme et il est donc logique que des millions soient déboursés pour comprendre le phénomène et en tirer des améliorations. Nombreux sont ceux qui investissent leurs bitcoins dans des monnaies concurrentes ou tentent d’élaborer leur propre blockchain.
Bitcoin fait peur car le réseau est totalement décentralisé, libre, ouvert et sans entité centrale. Plus qu’une monnaie, il est devenu un objet politique dangereux, une patate chaude dont la simple mention effraie tous ceux qui ont décidé de s’approprier sa technologie sous-jacente. On assiste aujourd’hui à une amusante opposition entre la “technologie blockchain” et la “blockchain de Bitcoin”, qui fait peu sens car ce sont deux entités consubstantielles.
La blockchain est adoptée à l’unanimité en tant que technologie de rupture et nombreux sont ceux qui veulent créer leur propre version : les start-ups tentent de basculer vers des modèles sans rapport avec Bitcoin ou vers des systèmes hybrides. C’est le fameux concept de permissioned blockchain : reprendre l’architecture de Bitcoin mais sans le côté ouvert qui permet à n’importe qui de créer un noeud au sein du réseau. Le challenge est techniquement difficile, on comprend donc mieux pourquoi les grandes banques s’empressent de rejoindre R3 CEV !
Pour garder un peu de réalisme face à la blockchain hype, quelques chiffres parlent d’eux-mêmes :
- La blockchain de Bitcoin représente 66 % des investissements du secteur,
- les blockchains concurrentes seulement 20 %,
- les hybrides un petit 14 %.
On peut regarder de plus près l’évolution de ces données sur l’année 2015 :
- Lors du 1er semestre 2015, 64% des investissements ont été effectués dans les startups Bitcoin contre 36 % dans une firme blockchain ou hybride.
- Au second et troisième trimestre, il y a parité : 53 % vers Bitcoin et 47 % vers les blockchains concurrentes ou les hybrides.
- Lors du dernier semestre, 98 % des investissements concernaient Bitcoin et seulement 2% les technologies concurrentes.
Quant au nombre de firmes ayant investi dans ces technologies :
- 79 % l’ont fait à travers Bitcoin,
- 20% tentent de créer leur propre blockchain,
- seulement 1% ont lancé des hybrides.
(source : CoinDesk)
En terme d’investissements, Bitcoin reste donc le centre d’intérêt principal, étant donné que c’est la première monnaie cryptographique au monde. Bitcoin représente une capitalisation de 5.5 Milliards $, loin devant ses trois principaux concurrents :
- Ripple (230 M$) – la compagnie, pensant qu’il existe “too many blockchains”, tente de créer un protocole permettant de les relier entre elles mais aussi avec les réseaux du système bancaire actuel, via leur monnaie le XRP.
- Ethereum (184 M$) – le protocole est dédié aux smart-contracts[4], aux DAPPs[5] et aux DAOs[6]
- Litecoin (136 M$) – le plus vieux concurrent de Bitcoin reste en bonne position en termes de capitalisation.
Parallèlement, 400 altcoins sont morts l’année dernière.
Il y a désormais plusieurs secteurs distincts dans l’écosystème :
- les portefeuilles ou wallets
- les processeurs de paiements
- les services financiers autour des monnaies cryptographiques
- les mineurs
- les plates-formes d’échange
- les infrastructures dédiées au bon fonctionnement de l’écosystème
Une question s’impose : que font-donc les firmes qui proposent des bases de données traditionnelles, fortement concurrencées par ces nouvelles technologies ? Je pense à SQL, Oracle et les autres…
Premières tentatives de régulation :
L’année 2015 fut également le théâtre d’intenses débats juridiques quant à la régulation de Bitcoin et autres cryptodevises. Les points de vue vont de l’interdiction pure et simple à l’absence totale de régulation. Il faut noter que, de manière générale, les startups et individus ne veulent pas rendre leurs données personnelles publiques aux gouvernements ou à la concurrence. L’anonymat et la décentralisation sont donc intimement liés. La problématique concernant le blanchiment d’argent, qui est au coeur du débat, peut prêter à sourire quand on sait que les mafias internationales préfèrent de loin HSBC pour ce genre d’activités…
- Vous savez sans doute déjà que la Cour de Justice de l’Union européenne a exempté Bitcoin de TVA (voir Planète Bitcoin #6 : Le point sur la législation fin 2015)
- La SEC – l’équivalent de notre Autorité des Marchés Financiers version américaine – qui avait traduit GAW Miners en justice suite à leur schéma de Ponzi (voir “Ponzi, Bitcoin et amalgames“) considère, au vu du chef d’accusation, que Bitcoin est un actif numérique, un nouveau type de titre boursier.
- La Commodity Futures Trading Commission considère Bitcoin comme un avoir, une marchandise, au vu de leur dernier rapport analysé dans le Planète Bitcoin #7.
La BitLicense
La BitLicense est le doux nom donné aux amendements des lois new-yorkaises en matière de services de paiement, faisant suite à la volonté du New York State Department of Financial Services d’encadrer les prometteuses technologies blockchain. Certaines firmes se sont empressées de l’obtenir comme Circle, mais beaucoup ont fui l’état de New-York pour aller sous des cieux plus cléments, notamment d’importantes plats-formes de change (Kraken, BitFinex…). Beaucoup pensent que ces textes de lois restent trop vagues et trop inclusifs.
Une approche plus pragmatique via le Département du Trésor britannique
Chez les britanniques, les autorités de régulation se veulent plus raisonnables. L’appel du département du HM Treasury (le Trésor de Sa Majesté) lancé fin 2014 a reçu de nombreuses réponses, compilées en mars 2015 dans ce document; tout récemment c’est le Government Office for Science – il nous manque une organisation similaire en France – qui a publié un rapport intitulé “Distributed Ledger Technology: beyond block chain” analysé sur Le Coin Coin.
Le Département du Trésor projette d’implémenter des règles anti-blanchiment (AML, Anti-Money Laundering) pour les plates-formes d’échanges de cryptomonnaies britanniques similaires à celles qui s’appliquent aux intermédiaires financiers traditionnels; mais avec une certaine souplesse au niveau des exigences prudentielles, comme par exemple le capital minimum requis.
Bitcoin ne nécessite aucune régulation selon les autorités de Hong-Kong
Le libéralisme de Hong-Kong a parlé : le Financial Services and Treasury Bureau, par la voix de son secrétaire le Pr KC Chan, juge que Bitcoin ne nécessite pas de régulation pour le moment, malgré l’affaire MyCoin.
2016 : débat au Parlement Européen
Le Committee on Economic and Monetary Affairs, lors d’une longue séance au parlement européen, a débattu avec les différents députés de la régulation des cryptodevises, renommées “monnaies virtuelles”, preuve de la méconnaissance technique flagrante des parlementaires.
Certains gouvernements souhaitent créer leur propre monnaie cryptographique
- La Bank of China (la banque centrale chinoise) a discuté en présence de son gouverneur le Dr Zhou Xiaochuan la possibilité d’émettre une cryptodevise officielle. La banque centrale avait lancé des recherches sur les monnaies numériques dès 2014 en concertation avec Citi – dans la partie depuis longtemps, voir Planète Bitcoin #4 – ainsi que la firme Deloitte qui a récemment publié un rapport sur la blockchain.
- La plus importante banque du Japon, la Tokyo-Mitsubishi UFJ, qui fait partie du consortium R3 CEV, vient d’annoncer la création de sa propre cryptomonnaie à la suite de ses recherches. Il s’agit du MUFJ Coin, qui tentera d’imiter Bitcoin mais sans passer par sa blockchain.
- Début février c’est au tour de la banque centrale de Corée du Sud d’explorer la blockhain.
Conclusion
De nombreux gouvernements, institutions financières et lobbies souhaitent s’approprier la blockchain tout en demandant une régulation ferme de Bitcoin et de ses descendants, quitte à les interdire, afin de protéger leurs intérêts. Dans la mesure où les pouvoirs exécutifs et judiciaires sont encore relativement séparés, les législateurs sont face à un gros dilemme : faut-il suivre les recommandations de notre oligarchie ou faut-il profiter de cette technologie, qui peut devenir pour eux un formidable outil de monitoring ? Une chose est sûre, la matière ne manquera pas pour le prochain épisode !
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