La blockchain présente de nombreuses applications autres que le bitcoin et les crypto-monnaies. De nombreux projets de blockchain sortent désormais non seulement du cadre monétaire, mais aussi du cadre financier au sens large. Les entreprises s’intéressent particulièrement aux possibilités qu’elle offre pour améliorer la qualité des processus au sein des chaînes d’approvisionnement. Blockchain et Supply Chain seront-elles bientôt indissociables ? BitConseil fait le point pour vous.
Chaînes logistiques : rappel de la problématique
Une supply chain (ou chaîne logistique) met en relation de nombreux acteurs : fournisseurs, transporteurs, manufacturiers, distributeurs, prestataires de services, entreposeurs, détaillants, etc. Très complexes, les chaînes d’approvisionnement actuelles se heurtent à différents problèmes que les projets de blockchain Supply Chain tendent à adresser.
Tout d’abord, elles peinent à assurer la traçabilité totale des produits, manquent de flexibilité, de rapidité et engendrent de nombreux coûts externes. Les problèmes relatifs au respect des normes sanitaires qui s’imposent, illustrés par les récents scandales ayant éclaté dans les secteurs agro-alimentaire et pharmaceutique, font naître dans les relations B2B comme B2C une défiance générale, exprimant ce besoin de traçabilité et d’authentification grandissant chez les différentes parties.
- Le nombre d’intermédiaires intervenant dans la chaîne logistique du transport international pour assurer l’inspection des produits est très élevé. Cela engendre des coûts importants qui pourraient être réduits en numérisant certaines étapes.
- La fraude est le fléau des chaînes d’approvisionnement. En couplant les possibilités d’authentification offertes par les technologies de registre distribué avec l’Internet des Objets, il sera possible d’authentifier chaque étape de la supply chain, sans possibilité pour quiconque de modifier a posteriori ces informations.
- Les chaînes logistiques mobilisent une grande quantité d’acteurs : utiliser un système distribué comme une blockchain afin qu’ils puissent tous avoir accès à leurs informations est pertinent, mais il faut bien entendu que le niveau de coopération soit maximal.
L’adoption massive de la blockchain en supply chain nécessite cependant deux conditions plus ou moins contraignantes :
- La pleine coopération d’acteurs industriels et gouvernementaux ne se faisant pas confiance a priori ;
- L’utilisation des nouvelles technologies de l’Internet des Objets pour automatiser le relevé et l’inscription des données produits en temps réel.
Blockchain et Supply Chain : un réel engouement
La promesse de valeur des blockchains et autres protocoles de registre distribué est donc très importante, mais comme le souligne cet article de Steve Banker pour Forbes, le développement de la couche applicative est peu avancé; et mis à part le récent partenariat conclu entre IBM et Maersk, peu de projets pilotes ont été mis en avant. Si de nombreux cas d’usage peuvent être conceptualisés, les mettre en pratique requiert de surmonter de nombreux défis :
- Pour l’instant, la plupart des projets ne sont qu’en version bêta et de longues étapes restent à franchir avant d’en arriver à des applications décentralisées fonctionnelles ;
- Les talents nécessaires vendent très chers leurs services, et sont en général accaparés par les firmes du secteur des nouvelles technologies financières ;
- Pour tirer pleinement parti des bénéfices apportés par ces technologies, il faut une adoption et une participation maximale de la part des acteurs des chaînes logistiques. L’effet réseau nécessaire pour atteindre cet objectif est important et les débuts sont très difficiles ;
- En termes de scalabilité, il faudrait que les secteurs industriels concernés respectent certains standards. L’utilisation de solutions techniques différentes par les grosses firmes industrielles, qui inciteront leurs partenaires à utiliser leur choix de prédilection, pourrait être un obstacle à la mise à l’échelle de ces nouvelles technologies, à cause de la fragmentation de ces standards.
- Les procédés actuels de sécurisation et d’écriture des blockchains basées sur la preuve de travail sont lents; pour de nombreux cas d’usage, une faible latence est requise (exemple : enregistrer les variations de température d’un produit réfrigéré).
Avant de présenter quelques projets ayant retenu l’attention de BitConseil dans le domaine, repartons des bases et effectuons un petit rappel pratique : comment utiliser une blockchain ouverte comme Bitcoin ou Ethereum pour certifier un objet numérique ?
Vous savez sans doute que ces réseaux utilisent un procédé mathématique appelé fonction de hachage afin d’inscrire les données de transaction dans les blocs et de raccorder tous les blocs entre eux. Il en existe différents types, comme le SHA 256, utilisés sur Bitcoin. Il s’agit d’une fonction à sens unique, c’est-à-dire qu’il est impossible, connaissant la résultante de cette fonction, d’en déduire son antécédent. Dans la pratique, cela signifie qu’une fois effectué le hachage d’un ensemble de données, la chaîne de caractères résultante ne vous permettra pas d’en déduire les données d’origine, mais vous permettra très facilement de vérifier leur authenticité. Une fois le hash inscrit dans la blockchain (la structure des blocs permet d’y inclure quelques données lors d’une transaction), il est infalsifiable. La moindre modification des données d’origine entraîne un changement radical du hash : il est donc facile d’authentifier le certificat correspondant.
Vous pouvez faire l’expérience par vous-même, en pratique, en utilisant par exemple Poex.io, qui vous permet en quelques clics d’authentifier un document sur la blockchain de Bitcoin (très cher en termes de coûts), ou DocStamp, qui utilise la blockchain d’Ethereum, vous permettant d’enregistrer le hash de votre objet numérique pour environ cinq euros.
Bien évidemment, utiliser ces procédés de certification basés sur les protocoles blockchain est hautement plus complexe dans le cas d’une chaîne logistique telle que celle d’un groupe agro-alimentaire. De nombreux algorithmes et protocoles doivent être combinés; et pour donner une vie numérique aux objets et leur permettre de communiquer avec une blockchain ou un autre type de registre distribué, il faut s’appuyer sur une infrastructure technologique complète – capteurs intelligents, outils de communication machine to machine, oracles, bases de données, etc.
Les projets existants
Le premier choix auquel est confronté le concepteur d’un protocole de registre distribué dédié à la supply chain est le niveau de centralisation et de connectivité de son architecture. En effet, ces systèmes sont confrontés au fameux trilemme mis en lumière par Vitalik Buterin. Il est pour l’instant impossible de construire un système présentant ces trois propriétés :
- Décentralisation ;
- Sécurité ;
- Scalabilité.
Dans le cas de la supply chain, il faudra à terme résoudre ce trilemme, même si pour le moment, le problème n’est pas vraiment la scalabilité mais plutôt l’adoption (mais ce thème dépasse le cadre de cet article).
Au-delà de ces considérations théoriques, il est temps d’observer le panorama actuel des solutions techniques (blockchain ou autres registres distribués) proposées dans le domaine des supply chains. Il est à noter que les projets sont nombreux mais que la plupart sont encore en gestation. En voici une petite sélection, présentant des approches différentes.
Hyperledger Sawtooth, pour la traçabilité des fruits de mer
On ne présente plus Hyperledger, qui est un projet open source et collaboratif, initié par la Linux Foundation et dirigé par le co-fondateur de l’Apache Software Foundation, Brian Behlendorf. L’association de certains des plus gros acteurs du monde technologique, comme IBM ou Intel, en fait un des consortiums les plus surveillés par les industriels désireux de tester et d’implémenter des solutions blockchain pour leur entreprise. Hyperledger propose différents frameworks, aux usages spécifiques. Nous nous intéressons donc plus particulièrement à Sawtooth, une plateforme modulaire permettant de construire, déployer et exécuter des registres distribués dédiés spécifiquement à la certification et à la traçabilité.
L’exemple choisi pour illustrer les cas d’usage d’une blockchain déployée via Sawtooth est celui des fruits de mer. Typiquement, un restaurateur passe par quelques partenaires distributeurs de confiance, qui s’assurent que les produits respectent les normes d’hygiène et de maintien à température. Il risque gros si sa nourriture est avariée; il est également compliqué de faire appel à de nouveaux producteurs et la traçabilité des produits est coûteuse. L’idée est alors de placer des capteurs directement sur les lots de fruits de mer dès la récolte, dans le bateau du pêcheur. Ces capteurs permettent à la fois de donner une identité numérique au produit, un certificat de propriété, mais également de communiquer à travers la blockchain Sawtooth les différentes informations nécessaires au contrôle de la chaîne d’approvisionnement – position géographique, température, etc.
En l’état, Sawtooth est clairement un des projets de blockchain les plus évolués dans le domaine de la supply chain. Les spécifications techniques sont exhaustives et le kit de développement est accessible sur GitHub. Dans les caractéristiques notables, le mécanisme de consensus : il s’agit du proof of elapsed time. Comme dans le cas de la preuve de travail, il s’agit de trouver un producteur de bloc au sein d’un ensemble de pairs; mais ici, ce n’est pas une compétition mathématique qui se charge de le désigner mais un environnement d’exécution sécurisé qui s’assure que le producteur de bloc est choisi de manière aléatoire.
VeChain : une blockchain pour plusieurs supply chains
VeChain est un projet financé par ICO qui a fait beaucoup parler de lui ces dernières semaines car sa valorisation est passée de $70 M à 3 milliards en deux mois. Étonnamment, peu d’informations sont disponibles malgré un développement entamé il y a deux années. Le whitepaper commence par la phrase “This is not a whitepaper !” : le plan de développement est clair, attrayant et ambitieux. La vision de l’entreprise, axée sur la collaboration entre un réseau d’acteurs industriels autour de cas d’usage précis, est particulièrement limpide : se baser sur une plateforme éprouvée (Ethereum), utiliser des algorithmes robustes et proposer une API facile à prendre en main. Plutôt que de proposer un grand nombre de fonctionnalités complexes et modulaire, le modèle de VeChain est axé sur l’usage facile et concret de leur solution. Des partenariats sont mentionnés dans les secteurs du luxe, de l’agro-alimentaire et de l’industrie automobile. VeChain implémentera sa propre base de données distribuée, dénommée CHAOS. Le standard IoT proposé par 3GPP sera utilisé pour la communication inter-objets, il est basé sur trois technologies (NB-IOT, eMTC et EC-GSM-IoT).
Le whitepaper (VeChain development plan)
Modum, pour la supply chain pharmaceutique
Modum est un projet de blockchain focalisé sur la supply chain de l’industrie pharmaceutique. Il s’agira d’une blockchain très ciblée, développée initialement via Ethereum, mais l’équipe expérimente actuellement la plupart des plateformes de smart contracts et d’applications décentralisées disponibles – IOTA, Rootstock, NEO… Axée sur l’automatisation et la sécurité, l’infrastructure technique de Modum repose en partie sur leurs propres capteurs de température (TAG1) communiquant via Bluetooth ou NFC avec la blockchain. L’interface de gestion sera accessible depuis un téléphone mobile.
l’ICO de Modum leur a permis de récolter 13,5 millions de dollars en septembre 2017. Le token, présentant un modèle intéressant et bien dimensionné (en plus de donner de l’equity aux souscripteurs, il leur donne également des droits de vote), a vu son cours augmenter durant les mois précédents (presque 100% de ROI à date d’écriture). L’équipe est constituée de profils réputés et le volet matériel de la technologie proposée est clairement un atout (les capteurs TAG1). Cependant, Modum ne bénéficie pas d’un support industriel important.
Ambrosus, une blockchain supply chain sur RFID
Ambrosus est également un projet mêlant IoT et blockchain au profit des chaînes logistiques de l’alimentaire et des produits pharmaceutiques. Articulé autour de la blockchain d’Ethereum, mais également de l’IPFS pour le stockage de grandes quantités de données, l’équipe d’Ambrosus s’appuie sur ses propres capteurs et systèmes de détection, développés au sein du parc innovation de l’Université d’Écublens, en Suisse. Il s’agit là de la valeur ajoutée du projet : les capteurs sont conçus spécifiquement pour chaque cas d’usage, et les interfaces de communication multiples seront choisies selon l’implémentation – NFC, RFID, BLE…
Waltonchain
Waltonchain s’appuie exclusivement sur la technologie RFID (inventée par Charlie Walton) pour connecter les objets à sa blockchain et lutter contre la contrefaçon. Les secteurs visés sont multiples, mais pour l’instant, l’équipe se concentre sur le prêt-à-porter et le commerce de détail et aurait sécurisé des partenariats avec de très gros acteurs du marché asiatique (Haier et Beseto). L’équipe développe sa propre blockchain, présentant une structure hiérarchisée (qui permettra à chaque acteur d’une chaîne logistique de devenir le nœud d’une blockchain fille), ainsi qu’un mécanisme de consensus basé sur le PoS (preuve d’enjeu) : le Proof of Stake and Trust (PoST).
Une promesse certaine, un développement balbutiant
Après avoir passé rapidement en revue ces différents projets, il est possible d’identifier deux stratégies dans les blockchains spécialisées dans la gestion de chaînes logistiques. La première consiste à développer un framework permettant de développer une couche applicative modulaire en fonction du secteur choisi. La deuxième approche consiste à construire des blockchains spécifiques à un cas d’usage et à une industrie particulière. Si c’est un avantage en termes de performance, cela pose des inconvénients en termes d’adoption. Il sera difficile pour des partenaires industriels de s’accorder sur un standard plutôt qu’un autre, et le risque de fragmentation des solutions les place toutes directement en concurrence : il n’est pas rare d’observer, dans certains marchés de niche, plusieurs acteurs dont les solutions logicielles ou matérielles présentent des différences minimes.
La compétition est donc lancée, et même si les gros consortiums comme Hyperledger ont une longueur d’avance en termes de développement – l’apport d’Intel dans les algorithmes de consensus est indéniable – les plus petits acteurs peuvent tirer leur épingle du jeu en s’appuyant sur l’aspect ouvert de leur couche logicielle et le ciblage précis des besoins des firmes partenaires.
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Image d'en-tête : Shutterstock.
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